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Interview de James King
par Nicolas Mettra,
Directeur de la Galerie
Le Songe d'Icare
Nicolas Mettra :
Comme tu as un site personnel fort bien documenté, avec une notice
relativement détaillée sur ton parcours, j’y renvoie le lecteur, il est
inutile d’en reprendre ici les principaux points. Pour revenir sur les
débuts, qui sont toujours instructifs, parle- moi un peu de l’ambiance qui
régnait à Oxford lorsque tu as passé ton bachelor of fine arts ?
S’agissait-il d’études théoriques ou pratiques, comme ce que l’on appelle
chez nous les Beaux-arts ?
A
cette époque, au milieu des années 80, le curriculum était basé plutôt sur
la pratique, avec très peu de théorie. La faculté des Beaux-arts d'Oxford
porte le nom Ruskin School of Drawing and Fine Art. Pour y
entrer, il faut passer des examens appelés Oxbridge Entrance, d'après
les noms télescopés d'Oxford et Cambridge. De ces deux universités, Oxford
est la seule qui propose un cursus Fine Art. Une fois intégré au sein
de l'université, on se trouve hébergé dans des bâtiments qui ont souvent
plus de quatre cent ans d'âge, d'une richesse architecturale inouïe,
ponctués de cours intérieures gazonnées où règne une ambiance plutôt
feutrée. Les étudiants en Fine Art y cotoient quotidiennement les étudiants
d'autres disciplines, de la macro biologie jusqu'au grec ancien, en passant
par la PPE (Politics, Philosophy and Economics). C'est justement
pour cette raison que je voulais étudier à Oxford. J'avais déjà fait un an
d'études dans une école de beaux arts provinciale, et l'idée de passer
encore trois ans entouré exclusivement d'artistes m'enchantait peu! Et puis,
il y avait tout le légendaire d'Oxford qui faisait vibrer mon coeur de
romantique, comme celui de Paris le fera peu après! Les trois ans de mon
diplôme sont passés bien trop vite!
D'un certain point de vue, les étudiants en Fine Art étaient
privilégiés parmis les privilégiés. Trois ans sans autre obligation que de
nous exprimer! Par rapport à nos camarades surmenés d'autres disciplines, on
était libres, et ils nous regardaient d'un oeil jaloux! Même les
examens internes qu'on devait passer ponctuellement comme tout étudiant,
donnaient plutôt occasion à la rigolade, au vu des exigences vestimentaires
quelque peu bizarres qui faisaient partie du côté folklorique de
l'université. Par exemple: l'examen de dessin d'après modèle vivant. Imagine
la scène: au milieu d'une pièce ample et lumineuse, un modèle nu, entouré de
chevalets sur lesquels travaillent des jeunes gens habillés en costume noir,
chemise blanche, cravate papillon blanche, et toge noir (comme des avocats
français), le tout surmonté d'une toque planche de mortier. Bref,
étudier l'art à Oxford était une mode de vie sans équivalent ailleurs. Je
suis retourné voir l'exposition des diplômés, l'année dernière. Que des
installations, à part un seul peintre qui travaille d'après photos. Ca doit
faire encore plus bizarre!
N. M. :
Tu passes ensuite sur le continent, et on te voit travailler avec Daniel
Spoerri ce qui lorsqu’on voit ton parcours ultérieur, a de quoi étonner,
même si, au fond, on peut retrouver un certain goût baroque qui est le
propre de Spoerri . Qu’as-tu retenu du Eat art et des autres manifestations
de ce que l’on qualifiera ensuite –avec toutes les approximations d’un tel
étiquetage- de « Nouveaux Réalistes » ?
J'ai rencontré Daniel en '91, à Ménilmontant,au comptoir d'un café où on
avait tout les deux nos habitudes. Il habitait en effet à deux pas de chez
moi. Un jour j'entends qu'il cherchait un assistant pour la réalisation de
quelques grosses commandes. Il me savait artiste peintre, mais je me suis
présenté simplement comme le bricoleur expérimenté dont il avait besoin. Tu
vois donc, que je ne l'avais pas recherché en jeune accolyte. Mes
prestations chez lui, tout comme plus tard chez Raymond Mason, ont été
exclusivement d'ordre technique. Je ne prétends pas à une quelquonque
contribution créatrice. C'est peut-être pour ça, d'ailleurs, que nous nous
entendions si bien au boulot, dans ses ateliers à Paris et à Seggiano en
Italie. Au début je travaillais sur les tableaux pièges. Daniel m'a
appris tous les artifices nécessaires pour immobiliser les restes de repas,
les assiettes, verres, bouteilles et autres jouets du hasard, pour révéler
ainsi leur étrange beauté formelle. Ensuite, j'ai prêté main-forte à la
réalisation des Corps en Morceaux, une série de
sculptures-assemblages exposée en permanence au Château d'Oiron, dont les
composants proviennent principalement des puces de Paris. Ces visites
hebdomadaires à Clignancourt, Vanves, Montreuil et autres marchés étaient
pour moi un véritable apprentissage esthétique.
A
mes yeux, Daniel est le type même de l'artiste, par l'intensité de sa
curiosité, qui agit en lui comme un moteur inépuisable, et par l'athlétisme
de son intellect qui lui permet de se renouveler sans même s'en rendre
compte, et de produire des oeuvres d'une poésie envoûtante. De plus, au
quotidien, c'est un bon vivant d'une grande générosité. Je me sens bien
chanceux d'avoir pu passer tant de temps avec lui.
N. M. :
Tu passes ensuite dans l’ orbite de Raymond Mason, un grand Monsieur et un
artiste de premier plan, malheureusement trop méconnu pour l’heure : dans
quelles circonstances as-tu été conduit à le rencontrer et à travailler avec
lui ?
Nous avions des amis en commun, notamment Paul Edwards, photographe et
universitaire à Paris, qui m'a présenté à Raymond en 2002. Par la suite, je
lui ai donné un coup de main sur plusieurs projets, notamment sa sculpture
des Tours Jumelles.
Evidemment, dans le milieu de l'art où j'évolue, Raymond fait
référence, mais nous avions bien d'avantage de choses en commun. Pendant la
deuxième guerre, il avait suivi les cours du Slade School de Londres qui, à
cause du bombardement, se déroulaient....au Ruskin School d'Oxford. Comme
moi, il est venu à Paris directement après son diplôme, pour y rester
définitivement. On est arrivé avec plus de quarante ans d'écart, et on n'a
pas connu le même Paris, mais on partageait la même passion pour cette ville
en tant que source d'inspiration inépuisable. Il était un observateur assidu
de la vie quotidienne, attentifs aux détails qui prennent toute leur force
aux yeux de l'éternel étranger. C'était un des rares artistes qui osait
encore revendiquer sa place dans la continuité de l'art occidental, et plus
particulièrement dans la tradition du narratif anglais.
J'ai passé beaucoup d'heures agréables dans son salon, rue
Monsieur Le Prince, où il aimait recevoir à l'heure du thé, après le boulot.
On parlait de notre métier autour d'un verre de whisky et d'une tasse de thé
Orange Pekoe, accommodés de biscuits Scottish Shortbread dont
il était friand depuis son enfance. Raconteur hors paire, il était, au sujet
de son art, érudit, lucide et totalement dépourvu de prétention, même quand
il disait qu'il faut "viser le chef-d'oeuvre". Venant de lui, et vu son
propre corpus, cette phrase ne sonnait pas vide.
Le soir tombant, on avait toutes les chances de le croiser,
arpentant les trottoirs du Boulevard St. Michel et de la rue Soufflot,
habillé d'une élégance d'outre-manche qu'il n'avait jamais perdue. Il est
décédé le 14 février de cette année. La dernière fois que je l'ai vu, en
automne 2009, par hasard justement à l'ombre du Panthéon, il s'est comparé à
Michel-Ange:"Au moins dans le fait que je travaille encore tous les jours à
l'age de 87 ans!"
N. M. :
En parallèle donc, le parcours en solitaire : donne nous quelques détails
sur les grandes étapes de ton évolution. Entre-temps, tu te fixes en France,
et tu te déplaces beaucoup en Europe. On te voit par exemple en Hongrie :
pourquoi ce pays, et qu’as-tu trouvé, sur le plan artistique, sachant qu’à
l’époque (années quatre vingt dix), il y avait une efflorescence remarquable
de jeunes artistes hongrois ?
En
fait, j'étais en Hongrie à la fin des années 80, donc avant la fin du
communisme. Je n'y ai pas rencontré beaucoup d'artistes, mais je n'en ai pas
cherché non plus. Mon opinion envers les artistes a évolué depuis, pour le
mieux, mais à l'époque, tout comme pendant mes études, je désirais plutôt la
compagnie des civils.
Le
jour de mon arrivé à la Gare de Keleti (gare de l'est) le 20 août
2008, la ville était festonnée de drapeaux rouges pour une fête nationale.
Le dépaysement total! J'avais visité Prague un an auparavant et j'étais
décidé à m'y installer, pour découvrir plus profondément ce système
politique si particulier. Entre-temps j'ai rencontré à Paris une jeune femme
Hongroise, et naturellement j'ai opté pour Budapest. Il faut dire qu'avant
de rencontrer ma femme en '98, j'ai fait beaucoup de tourisme sentimental,
notamment en Espagne, en Suède, aux Etats-Unis et au Canada, sans conter un
long voyage carrément égoïste au Mexique et beaucoup d'autres déplacements
professionnels en Europe, jusqu'au Maroc.
Budapest sous l'ancien système ( formule adoptée pour parler du
communisme) était comme n'importe quelle ville de l'ouest, mais mise à nue.
On trouvait de tout, mais en plus simple. Les voitures, les magasins, les
publicités, le mobilier urbain, bref, tout avait l'air d'être construit avec
un minimum de moyens. L'architecture, par contre, témoignait du passé
glorieux de l'empire austro-hongrois, mais les immeubles tombaient doucement
en miettes. Comme un musée des techniques du bâtiment à ciel ouvert, on
voyait les couches consécutives de construction à mesure que le plâtre
tombait des briques, et les briques tombaient de la charpente. Les
supermarchés ressemblaient à nos ED. Une seule marque de beurre, de farine,
de lait, avec des manques ponctuelles de certains produits qui prenaient du
coup une allure inattendue. C'est dingue comme on peut se réjouir d'un
simple cornichon après une semaine de privation.
Les
hongrois me semblaient héroïques, avec un savoir-vivre qui défiait toute
contrainte. Je m'en suis fait quelques très bons amis et je suis fier qu'il
me considèrent comme un Magyar manqué.
N. M. :
Te voilà ensuite en pleine possession de tes moyens et de tes ambitions, qui
ne sont pas minces, puisqu’il s’agit tout simplement, si j’ai bien compris,
de faire revivre la peinture comme elle a toujours vécu, comme si tous les
mouvements telluriques qui ont agité la scène des arts plastiques ces
dernières décennies n’avaient pas finalement existé et que seuls demeuraient
les fondamentaux… Comment cela s’est-il passé ?
Si
j'ai appris quelque chose auprès de Spoerri et de Mason, c'est que les
critères esthétiques fondamentaux agissent même au sein des courants dits
'contemporains', et, qu'à l'inverse, les idées abstraites et conceptuelles
ont toujours joué un rôle depuis l'aube de l'histoire de l'art. Je n'ai pas
le sentiment de faire marche arrière, ni nager à contre-courant. Je ne sais
pas, en fait, s'il faut faire revivre la peinture. D'elle-même elle se porte
assez bien. Il suffit de regarder l'oeuvre de Lucien Freud, qui a suivi son
chemin magistral en parallèle des mouvements dont tu parles, pour voir que
les courants sont multiples, et l'ont toujours été.
N. M. :
Si tu devais faire le lien entre toutes ces veines si différentes qui
traversent ta peinture, que dirais-tu, car j’ai bien à l’esprit la phrase de
Mason, que j’ai mis en exergue de cette livraison des cahiers : si on
s’intéressait enfin au contenu de la peinture ? Je pense que tu la ferais
volontiers tienne. Alors nous sommes fondés à te demander le pourquoi et le
comment de ces différences. Comment choisis-tu ces thématiques ?
Je
choisi tout simplement des thèmes qui m'intriguent à un moment donné. Je
suis conscient que l'apparente diversité de mon travail peut avoir un effet
déboussolant, mais je n'ai nullement envie de brider ma curiosité en
adoptant un style et une thématique plus étroits. Si on examine mes carnets
de croquis depuis mon arrivée en France, on verrait que j'ai passé certaines
périodes à dessiner presque exclusivement des passants anonymes et des
détails de la vie quotidienne, et d'autres périodes à dessiner plutôt
d'après les maîtres dans les musées. Rien de contradictoire là-dedans. L'art
que l'on trouve dans les salles feutrées des musées, avec ses mythes et
légendes millènaires, est aussi vivant que la scène bruyante quotidienne.
Finalement, tous les moyens sont bons pour parler de la comédie humaine.
N. M. :
Un mot sur les thèmes d’inspiration religieuse ou spirituelle, assez
fréquents dans tes tableaux : récuses-tu ou non cet héritage ?
N'étant pas croyant, je suis aussi sensible aux histoires de Shakespeare et
d'Ovid, qu'à celles de la Bible. Qui peut dire vraiment l'origine de telle
ou telle légende? Le conteur qui reprend une histoire des Mille et Une
Nuits pour la faire sienne est semblable au peintre qui choisi son thème
entre toute la gamme de l'iconographie picturale, de la chute des anges
déchus, jusqu'à la crucifixion, en passant par les tribulations du pauvre
Actéon transformé en cerf par la cruelle Diane!
Les
derniers deux siècles ont vu les frontières de l'art s'élargir
considérablement. L'Inquisition n'est plus là pour contrôler nos versions
des légendes, même si son esprit policier perdure chez certains critiques.
Personnellement, j'entends bien profiter de la liberté que mes prédécesseurs
n'ont pas connu.
N. M. :
En regardant tes oeuvres, on mesure le chemin parcouru, les
influences rencontrées, subies, digérées, puis dépassées. Comment
analyses-tu toi-même cette évolution, et qu'est-ce qui s'en dégage, en ayant
surtout l'avenir comme point de mire?
Déjà à l'âge de dix ans je
savais que je voulais être artiste, et j'ai fait mon premier tableau à
l'huile à l'age de 15 ans - un paysage de falaises et de plage. Les
dimensions de la toile reflétaient bien mes ambitions, mais j'ai vite
compris pourquoi les toiles des peintres en plein-air sont si petites: au
delà d'une certaine taille, une toile à peindre se transforme en cerf
volant! En luttant contre le vent, j'ai reussi à l'achever, et je le trouve
toujours beau, ce tableau. D'ailleurs il est fièrement accroché au dessus de
la cheminée de mon frère! Bien entendu, c'est un grand avantage dans la vie
de savoir trés jeune ce que l'on veut en faire, mais j'avoue que des fois je
sens ma vocation peser comme une malédiction. J'aurais aimé être
journaliste, médecin ou, tiens, diplomate; mais je n'ai jamais eu le choix.
Je regarde les carrières de mes contemporains d'Oxford, et je me demande ce
que je serais devenu si je n'étais pas artiste. L'un d'eux vient d'être élu
premier ministre! Mais bon, j'en connais un autre qui a pris ses quartiers
sous le Pont de Westminster. A chacun d'assumer son destin!
Depuis cette première toile
d'inspiration impressionniste, j'ai subi effectivement des influences très
diverses. Caravagio, Hogarth, Daumier, Beckmann, Dix, pour citer quelques
noms évidents, ainsi que les américains Thomas Hart Benton, Reginald Marsh
et Jack Levine. En sculpture j'ai été particulièrement touché par les
stalles de la cathédrale d'Amiens, et sur le plan contemporain, par le
travail de mon ami Paul Day. Je citerais aussi le regretté Tibor Csernus, ce
grand peintre Caravagiste Hongrois, mort à Paris en 2007, qui dans
ses dernières toiles manifestait si bien sa passion pour l'oeuvre narratif
de Hogarth. Tu vois que cette liste de mes héros est adroitement circulaire.
Je pourrais t'en faire une autre de caractère spiral, et d'autres encore qui
prendraient bientôt une belle allure de spaghetti. Voilà pour mes influences
actuelles. Pour ceux qui viendront les rejoindre, je t'aviserai.
Nicolas METTRA
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